Le parking, étage 63
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Les lèvres rouges

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Les lèvres rouges Empty Les lèvres rouges

Message par Admin Lun 19 Déc - 20:34

Elle enfila un vieux jogging bleu nuit et un sweat-shirt blanc à l’effigie d’un parc national dont les teintes contrastaient à 100% avec ses cheveux orangés. Le parc devait avoir été rasé depuis longtemps mais pourtant avec ce pull elle s’en sentait l’ambassadrice. Sa tête émergea de l’encolure et elle vit son reflet dans la fenêtre. Ça lui plut de voir les pics des montagnes disparues arriver pile au niveau des ses tétons. C’était sa vision de la transmission de force entre la Terre et son assez petit corps.
Contentée, elle attrapa un sac plastiline opaque et y fourra en vrac :
– un flacon d’huile essentielle de lavande
– des boules de graines en sachets
– une petite arbalète
– 5 osselets
– une clé
– un thermomètre-éponge
– deux mousquetons
– un carquois plein
Elle glissa une dosette de maté cocido auto-hydratant et sa touillette dans une poche de son pantalon et claqua la porte. Sa cabane trembla un peu. Postée en haut des marches de bois qui enlaçaient le grand saule, elle attrapa le tronc du bras gauche. Elle sautilla de marche en marche, tournoyant dans le vide, tandis qu’elle observait la ville s’élever à mesure qu’elle descendait.
Elle dévala encore un amoncellement de lianes tendres qui la séparait du sol et posa le pied à terre. Elle s’arrêta quelques secondes, le temps de profiter du vertige passager provoqué par l’escalier en colimaçon. L’odeur soudaine de pollution et la différence de température flagrante faisaient toujours leur petit effet : une impression d’étouffement désagréable qu’on tolère tant qu’elle reste exceptionnelle.
Elle entreprit de remonter la grande avenue qui conduisait à la Coupole. Elle avait rebaptisé l’avenue : « piétonale grass ». La chaussée luisait comme une flaque d’huile tiède et la crasse accumulée collait à ses chaussures. Elle préférait donc s’imaginer marcher sur du gazon jeune et gras.
Elle croisa peu de gens sur sa pelouse imaginaire. Un ou deux enfants sortaient apparemment de la Coupole et exploraient les environs comme des guerriers en pleine traversée du désert. Une femme se déplaçait d’une démarche chaloupée, elle dévorait goulûment un fruit juteux dans un sac en papier ; enveloppée, elle, dans un tissu souple irisé qui rappelait la peau des dauphins sur les illustrations holographiques des années 20. Des gens étaient allongés sur le sol la tête tournée vers le ciel terne, un tas de poissons résignés à attendre calmement leur décès sur la berge. Elle se rappela qu’elle aimait bien l’odeur du poisson. Plutôt celle de l’iode en fait. Elle avait goûté la mer une fois. Elle avait moins d’un an et ne voyait pas encore bien les couleurs. Elle s’étonna, tout en dépassant le groupe en perdition, du souvenir si précis d’un moment si bref. Elle apercevait déjà la Coupole.
Elle accéléra le pas.
Aux alentours de la Coupole, il y avait beaucoup de post-adolescents en mauvais état. Ces spécimens extraits des familles aisées avaient voulu jouer à « Non mais vivre dans la ville avec les vrais gens et les marginaux, ça a beaucoup plus de sens » et ils étaient maintenant coincés dehors. Pas assez jeunes pour qu’on s’inquiète trop pour eux à l’intérieur de la Coupole et pas encore en âge de se débrouiller seuls. Depuis leur spot, la Coupole devenait alors un globe oculaire géant qui épiait le moindre de leurs mouvements afin de juger de leur degré d’utilité si on les autorisait à revenir. Par peur des environs, ils attendaient donc devant la porte qu’on les rapatriât. Parfois en vain. Au bout de quelques jours, semaines, mois, certains perdaient patience, ou espoir selon le point de vue, et préféraient intégrer une communauté quelque part dans la ville, sans se retourner. Souvent ils niaient leurs origines.
Elle porta le sac plastiline à hauteur de sa taille et le coinça en position ouverte sur sa main droite. De l’autre, elle en tâta le contenu en jetant de rapides coups d’œil afin de déterminer la position exacte de ce qu’elle cherchait. Des rayons de lumière se réfractèrent en traversant la Coupole et atteignirent la matière plastiline du sac. Ils se divisèrent par milliers jusqu’à taper au fond des yeux noirs plongés dans le sac. Elle plissa les paupières autant qu’elle pu et bientôt son visage s’éclaira. Elle extirpa un sachet rempli de sachets plus petits contenant des noix et des graines.
Une jeune fille s’approcha en crabe dans son dos, visiblement hésitante. La fille de l’arbre se retourna brusquement et la toisa :
« Approche, je vais pas te manger hein.
– Que sont-ce ?
– Ces petites boules ?
– Précisément. »
Malgré ses cernes et son état pitoyable, l’adolescente d’environ 19 ans au langage châtié réussit à l’horripiler. C’était une des raisons pour lesquelles les habitants de la ville tenaient en horreur les rebuts de la Coupole. Elle respira profondément et décida de passer outre pour la énième fois. Elle énonça froidement :
« Je t’apporte, enfin, je vous apporte des rations de graines caloriques. Pour éviter que vous creviez la dalle en attendant que vos sales parents vous récupèrent.
– Cela a l’apparence d’une nourriture bien pauvre en arômes et je doute fort qu’elle satisfasse mes papilles ainsi que celles de mes congénères mais j’accepte votre don.
– Ah bah on peut dire que c’est des remerciements en bonne et due forme, mais heureusement que je suis pas venue pour ça, elle haussa les épaules en se retournant pour partir.
– J’ai pour éducation de refuser l’aumône, expira l’adolescente dans son dos.
– Alors file tout à tes copains dans le besoin.
– Je ne puis. »
La fille de l’arbre stoppa et la fixa pour l’inciter à parler avant qu’elle ne s’en aille définitivement.
« Ils me contraignent à me tenir à l’écart de la porte de la Coupole faisant fi des divers appels m’enjoignant à rejoindre ma famille à l’intérieur. Ils m’objectent que les filles de mon genre n’auront jamais leur place dans les rues éclairées de la Coupole. Je ne puis contacter mes parents depuis la ville et suis désormais persuadée qu’ils ont abandonné l’idée que je revienne, en déserteuse invertie et convaincue. 
– Tu veux voir un film ? » l’interrogea subitement la fille de la colline pour contrebalancer le ton lugubre de son interlocutrice.
Celle-ci hocha la tête, jeta un regard furtif en arrière où se trouvait un groupe d’adulescents  prostrés aux regards acides, et balança les boules de vivres dans leur direction. Cette fille plus âgée qu’elle lui proposait une ouverture. Elle lui jeta un œil peureux qui se voulait décidé :
« Je m’en sentirais invariablement soulagée. »
Le groupe se hâtait déjà vers son butin. Un de ses éléments aperçut le sac de plastiline plein et, alors qu’il ignorait parfaitement son contenu, un éclair ardent de cupidité affamée fusa dans ses yeux. La fille du saule sentit la chaleur du danger imminent. Elle attrapa le bras mince de la jeune fille et l’entraîna en courant dans la direction opposée. Elles bifurquèrent dans une rue à l’ombre et leurs yeux tardèrent à s’accoutumer à la luminosité. Mais la fille du saule connaissait apparemment le pâté de maison par cœur. Elles dépassèrent une énorme voiture vert sapin brillante qui bouchait l’entrée d’un passage couvert et s’y engouffrèrent. D’une pression de la main, la fille de l’arbre intima à l’autre de s’arrêter. La verrière tamisait la lumière de façon douce. Des pellicules de poussière s’agitaient entre les deux filles.
« Ça va ?
– Je n’ai pas pour coutume de tant me dépenser, haleta-t-elle.
– C’est des charognards tes petits potes.
– Ne leur en tenez pas rigueur, certains subsistent à l’orée de la Coupole depuis plusieurs lunes.
– Arrête de les excuser, merde. »
La jeune fille resta silencieuse à la vue de cette fille visiblement révoltée par la situation. Sa sauveteuse, un genou à terre, ne prêtait déjà plus trop attention à elle et triturait le fond de son sac. Elle en retira une clé, grosse, dorée et très patinée, menaçante avec ses crans érodés mais fonctionnels. Elle aurait pu ouvrir le cadenas du far west. La fille n’avait jamais utilisé que ses empreintes digitales dans la Coupole pour ouvrir les portes.
« C’est une clé paracentrique, lui indiqua la fille du saule en voyant qu’elle fixait l’objet. Je l’ai fabriquée, elle ouvre à peu près tout et particulièrement le pick-up Peugeot sans roue tout rouillé que tu vois devant toi, ajouta-t-elle en tendant le bras pour désigner le véhicule justement en train de moisir. Pousse-toi un peu tu veux »
La fille des airs s’avança jusqu’à la benne du pick-up et fit sauter la porte arrière sans effort. Elle ouvrit une trappe sur le sol du compartiment ouvert sur le ciel et un trou noir se dessina distinctement, aussi familier que le pâté de maison. Elle mima le silence à sa rescapée, un doigt sur la bouche, et disparut petit à petit dans l’ouverture béante le long d’une fine échelle métallique. La fille de la Coupole la suivit aussitôt, terrorisée à l’idée de se retrouver à la merci de la ville avec pour seul point de repère ce vieux truck abandonné. Et puis elle n’avait jamais été dans les sous-sols de la ville, ce qui lui permit de reléguer son appréhension au second plan.
La fille des airs se retourna vers elle au moment où un dernier rayon lumineux s’abattait sur son front et éclairait son stress. Elle leva les yeux au ciel, agacée d’assister au démantèlement fastidieux des peurs primaires d’une presqu’adulte surprotégée. Cette dernière, trop occupée à descendre avec prudence, ne croisa pas ce regard brièvement traversé de mépris.
Sur la pointe des pieds, la fille du saule attrapa la taille de sa nouvelle acolyte et l’aida à retomber sur le sol.
« Vous êtes fort aimable.
– Peux-tu me tutoyer très chère amie ? Je vous en conjure… »
Pour appuyer le tragique de la situation, elle laissa traîner sa phrase qui alla se cogner quelque part dans le noir pour ne plus jamais revenir.
« Accordé », sourit la fille amusée de se voir singée sans retenue.
Elles parcoururent quelques mètres dans l’obscurité totale, l’une d’un pas ferme, l’autre à tâtons. La fille du saule pleureur commença à transpirer. Elle se concentra donc sur l’énergie de ses pas plutôt que sur la claustrophobie qu’elle se devait de contenir par égard pour la santé mentale de celle qui l’accompagnait. Elle accélérait sans s’en apercevoir et sentit qu’elle prenait de l’avance. Elle tendit le bras en arrière pour attraper la main de la jeune fille, également en nage.
« On va tourner », chuchota-t-elle pour la rassurer sur les motivations de sa main tendue. Ce n’était évidemment qu’une affaire de virage.
Aucune réponse ne se fit entendre, mais la main recroquevillée dans la sienne devint soudainement un peu plus moite.
« C’est partiiiiiiiiiiiii ! »
La fille des airs entraîna avec elle le corps fatigué de l’autre. Elles venaient de pénétrer dans un conduit en légère montée, plus étroit, où la lumière du jour perçait de maigres ouvertures dans les murs à intervalles réguliers. À présent, elles couraient. La fille des airs voltigeait en sautillant dans le couloir. Son empressement affola un peu la fille derrière elle. Ça l’empêcha aussi de se démotiver. Devant l’engouement de sa guide, elle comprit que le sommet vers lequel elles se dirigeaient devait abriter, sinon un trésor, du moins quelque chose qui s’en approchait.
Tous les douze pas environs, elles braquaient à gauche, dérapant presque. Les ouvertures dans les murs incurvés éclairaient leurs visages par intermittence. Elles gambadaient sur les parois d’un zootrope géant donnant à voir la sueur perler sur leur front et les lèvres s’assécher imperceptiblement au fur et à mesure de l’ascension. Les courants d’air furtifs figeaient leur transpiration de manière infime. Le temps qu’elles s’en aperçoivent, elles écartaient leurs doigts croisés pour laisser le vent sécher leur paume et mieux les entrelacer ensuite.
Plus elles montaient, plus le manque d’oxygène prenait le contrôle de leur cerveau. Un court laps de temps s’écoula où elles ne purent même plus aspirer une seule bouffée bénéfique. Très vite elles ne voyaient plus à un mètre et suffoquaient.
Passé cet épisode succinct et douloureux pour leurs poumons, elles purent finalement retrouver un taux appréciable de gaz vital. À partir de ce palier, le vent se transforma en bourrasques insidieuses et sifflantes. Le son de leurs pas cadencés leur faisait écho. Leurs poitrines se gonflaient et se dégonflaient en rythme. Leurs cheveux dansaient, majestueux comme un vol d’étourneaux, au dessus de cette musique sourde étouffée par leurs tympans bourdonnants.
Une dernière échelle métallique leur barra le chemin pour de bon. La fille des hauteurs fit signe de la tête qu’il fallait escalader et, les yeux dans le vague, réussit à articuler :
« Hon…Ha…rrive »
Cette fois, elle céda le passage à sa recrue en signe d’encouragement dissimulé derrière l’épuisement. Elle commençait à la trouver plus que volontaire et même assez téméraire pour une Coupeloise. Elle fournit un dernier effort en se figurant qu’elle l’aidait d’une poussée à se hisser au dehors.
Le soleil.
Un milliard de milliards de photons dans leurs rétines.
Pendant trente longues secondes, un air frais fouetta leur peau luisante. Aveugle, la fille de la Coupole ignorait toujours où elle était. Elle aspira de grandes bouffées de cet air nouveau. Au point qu’elle finit par en avoir le souffle coupé.
La fille des cimes attendait sereinement, à présent, que les bâtonnets arrêtent de gesticuler la farandole derrière sa cornée. Elle appréciait cet aveuglement comme un suspens dont on sait qu’il prendra fin pour dévoiler brutalement sa surprise.
Elle avait de l’entraînement et recouvra la vue assez tôt pour passer les quinze secondes suivantes à admirer cette fille aux origines si différentes des siennes. Elle regarda son étourdissement et ses cheveux collés aux joues rosies par la course et le choc thermique final. Elle observa sa bouche gonflée de tant d’inspirations et d’expirations successives. Elle fixa ses longs cils frétillants et son regard embué qui peu à peu s’extirpa de la brume pour faire la mise au point sur les yeux de son aînée.
« Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle pour la sortir définitivement de sa torpeur.
– On me surnomme Aves, prononcé Avéss, selon la tradition. »
Silence.
« Y a vraiment une tradition pour les surnoms chez toi ?? T’es sérieuse ? Vous pouvez même pas vous choisir des putains de surnoms personnalisés ? »
Sa voix ne trahissait pas l’énervement, sinon l’incrédulité.
« Ce n’était qu’une boutade, ajouta la Coupeloise avec dans son sourire et son regard, une espièglerie parfaitement calculée.
– Ah, ouf… »
La fille du saule sourit généreusement, heureuse et fière de constater que toute possibilité de communication n’était pas envolée.
Elle attrapa les osselets au fond de son sac. Ils étaient fabriqués d’un métal argenté et plutôt léger, froid mais doux au toucher. Elle apostropha Aves qui observait tout autour d’elle les gratte-ciels grisâtres pointant au dessus du nuage de pollution statique. De toute évidence, c’était une vision inédite pour ses petits yeux épargnés. Elle voyait les fenêtres scintiller et renvoyer leur éclat sur la surface du nuage en contrebas.
Aves ne prêta pas attention à la voix de la fille des airs. Elle n’entendit pas non plus quand elle s’approcha à quelques centimètres d’elle. Seulement quand elle sentit les mains de la fille se poser sur ses épaules, Aves sursauta. La fille des airs pivota sa coéquipière vers l’Est et pointa du doigt le saule pleureur occupé à se déverser dans le nuage.
« Là-bas, c’est chez moi. Tout en haut. D’ici on ne voit pas ma maison, elle est dissimulée dans les branchages.
– Ton lieu de résidence se situe dans l’arbre que j’aperçois dans le lointain ?
– Exactement, acquiesça-t-elle orgueilleuse. Et maintenant que les présentations sont faites, tu vas me faire le plaisir de jeter ces osselets comme bon te semble. »
Elle ouvrit ses mains jointes et les rapprocha d’Aves en baissant la tête pour mimer l’offrande. Aves les attrapa, referma les doigts et se mit à secouer un poing plein de défi. Elle releva la tête, solennelle, et les osselets jaillirent dans l’atmosphère. Percutés de rayons de soleil, ils expédièrent partout autour d’eux un éclat surnaturel pour de si menus objets.
Le rebond sur le sol rugueux du toit finit de les éparpiller. La fille de l’arbre s’accroupit de nouveau et, du sac de plastiline, elle mit victorieusement au jour son arbalète de taille réduite et son carquois sculpté de profils humains irréalistes. Celui-ci contenait cinq flèches, toutes d’un bois différent, ornées de pointes brillantes en silex chirurgical et d’empannages nervurés.
Elle retourna son pied gauche et déboîta une petite capsule à l’avant de la semelle qui ouvrait sur une cavité minuscule et de forme irrégulière. Elle s’avança vers l’osselet le plus proche et une fois à sa hauteur, abattit son pied gauche. Elle venait d’encastrer, avec maîtrise et précision, sa chaussure sur le petit objet. Elle cala sa jambe droite en arrière, souleva l’arbalète et se mit en position de tir.
« Vas-tu attenter à la vie d’un être vivant ? », s’enquit Aves, apeurée.
La lumière laser verte du viseur vacilla. La fille respira, la mire oscilla encore un peu et le point vert se stabilisa finalement.
« J’assassine jamais personne d’aussi loin, ce serait déloyal enfin. »
Elle décocha sa première flèche. Elle fila, fendant l’air et alla se loger violemment dans la tranche aiguisée d’un immeuble beige décrépit. La façade se fissura un peu mais depuis leur poste, Aves n’entendit rien d’alarmant.
La fille de l’arbre, souriante et calée sur un deuxième osselet, avait déjà mis en joue un autre édifice. Il était encore plus imposant que le premier et aussi plus neuf, de forme ostensiblement phallique et paré de fenêtres. Par endroit la végétation perçait sa carapace rutilante.
Aves sentit la flèche siffler près de son oreille et se planter héroïquement dans le coin caoutchouteux d’une fenêtre. Avant même de pouvoir quémander une quelconque explication ou de se retourner, une troisième flèche la frôla. Elle atteignit le même immeuble, mais à un autre endroit, près du conduit d’ascenseur extérieur.
« Celui là, je lui donne toujours double ration ! s’écria en riant la tireuse expérimentée.
Elle n’attendit pas de réplique, enclencha sa semelle dans les deux derniers osselets et tira ses deux dernières flèches.
« Tu pourras essayer la prochaine fois, lança-t-elle à l’adresse d’Aves, affolée par l’arme ou alors tétanisée par la mauvaise évaluation du danger auquel elle s’était exposée en suivant cette fille depuis la Coupole. Désolée mais aujourd’hui, j’avais besoin de me défouler !
– Tu ne présentes pourtant aucun signe de pénitence.
– C’est vrai que je me sens plutôt bien. Et je me sentirai encore mieux quand cette grosse bite du ciel, couverte de vitres, disparaîtra sous la végétation.
– Je ne saisis pas le sens de tes propos, pourrais-tu m’éclaircir ?
– Tout à fait très chère AvesBot, commença-t-elle d’un ton princier qui lui sembla convenir à l’exposition de son projet de grande ampleur. Je transperce le ciel de mes flèches naturelles et pleines de germes pour végétaliser les façades décaties du patriarcat de cette ville, histoire de transformer leurs délires architecturaux masculinistes en jungle impénétrable. Sur quoi repose-t-il mon saule d’adoption à ton humble avis ? elle leva le menton. Tout ça n’est qu’un d’entraînement avant mon coup d’éclat sur la Coupole. »
Aves resta stupéfaite et referma la bouche un moment.
« As-tu pour vocation de détruire mon canton ? »
La fille du saule adoucit sa voix et détourna la tête :
« Mais non… »
Elle décida de s’en tenir là, jubilant presque de sa réponse évasive.
« Allez ! On va pas prendre racine, cette séance de ciné que je t’ai promise, tu l’auras. On s’arrache ! »
Elle attrapa la main d’Aves et la course reprit. Cette fois, elles sautaient de toit en toit. Elles traversaient à toute allure des terrasses et des jardinets suspendus, face au soleil. Aves gardait le rythme, bringuebalée entre l’idée de sa fin proche et la sensation de prendre part au début de la seule véritable aventure de sa vie. La fille des airs s’en doutait et mettait un point d’honneur à rendre cette expédition palpitante et sensationnelle.
Elles s’arrêtèrent net sur le parapet d’une construction d’environ 90 étages. Un grand pylône surmontait le tout en paratonnerre de l’humanité : l’antenne relais des communications en provenance de la Coupole. Ces piliers métalliques pouvaient résister à douze cent cyclones selon la rumeur, et il n’y en avait pas plus de quatre par an. Aves fut interrompue dans sa contemplation par la voix de la tireuse d’élite des arbres :
« Va encre falloir grimper Aves.
– D’accord. »
Et elles grimpèrent de plus belle.
Quelques minutes plus tard, elles se laissaient émerveiller à la vue des rares montagnes encore debout très loin après la ville. Celles que ni l’une ni l’autre n’auraient imaginé escalader.
Le sac à l’épaule, la fille du saule y plongea la main et n’eut aucun mal à dégotter les deux mousquetons qu’elle présenta immédiatement en éventail à Aves. Ils étaient en forme de huit non symétriques, des analemmes d’acier. Elle les fit tourbillonner autour de son index et utilisa celui de l’autre main pour signifier à Aves qu’elle devait également pivoter d’un demi-tour sur elle-même. Aves s’exécuta en laisser traîner un œil interrogateur derrière son épaule. Pour toute réponse elle se vit confier un des mousquetons fraîchement arrimés à une corde en chanvre. La main de son initiatrice embrassa la sienne pour la guider. Elles enclenchèrent le mousqueton à une épaisse tige de métal tressé qui partait du pylône pour aller se fondre dans le nuage stagnant. Aves regarda ensuite deux mains qui n’étaient pas les siennes enrouler la corde autour de son corps, la nouer en plusieurs points stratégiques et tendre le tout. Aves flottait presque. Elle ne sentait plus tout son poids dans ses chevilles. La fille de l’air pur répéta l’opération sur elle-même.
« A toi l’honneur !!! », un clin d’oeil et elle poussa Aves dans le vide.
La tyrolienne crissa. Aves perdit connaissance.
A mi-chemin, elle se réveilla dans un brouillard asphyxiant. Elle entendit derrière elle un cri de joie qui lui conseillait vaguement de ne pas inspirer et s’évanouit de nouveau.

La fille des cimes se détacha et la détacha. Elle vaporisa quelques gouttes d’huile essentielle de lavande sur les tempes et derrière les oreilles d’Aves en soutenant sa tête d’une main. Elle lui tamponna le visage avec le thermomètre-éponge qui lui indiqua instantanément que la jeune fille ne souffrait ni de fièvre, ni de nausée, ni de traumatisme iatrogène de l’artère fémorale. Ça la rassura.
Aves ouvrit les yeux, hébétée, et éclata de rire. C’était un rire franc qui n’avait rien de nerveux. Elle en fut la première surprise et se jeta sur la fille du saule pleureur pour la serrer dans ses bras.
Elles abandonnèrent mousquetons et cordes en chanvre pour se diriger rapidement vers l’entrée d’un parking. Par peur d’être vues, pensa Aves. Ce serait un refuge connu d’elles seules, imagina-t-elle la seconde suivante. Et elles pourraient…
Rosa faisait la sieste, les pieds sur le rebord de la fenêtre de son box. Elle avait choisi d’enfiler une doudoune sans manche à l’envers en guise de couverture. Les pas rapides des deux arrivantes résonnèrent sur les murs bas du parking et lui servirent de réveil.
« Salut Rosa !
– Oh ! Salut Bullfinch ! articulèrent en chœur la bouche pâteuse, la voix éraillée, les yeux encore mi-clos et les cheveux hirsutes de Rosa. Tu passes par le rez-de-chaussée maintenant ? 
– J’avais un petit cadeau pour ta collection, lui révéla Bullfinch en même temps qu’elle lui souriait et déposait le sac plastiline sur le comptoir.
– Un sac ! Trop sympa ! Je sais pas comment je te le revaudrai Bull. C’est Noël ? » ironisa Rosa en jetant un rapide coup d’œil à Aves puis à Bullfinch.
Elle entrebâilla le sac et découvrit un modèle réduit de Peugeot 504 break bleu. Bullfinch scruta une réaction sur le visage de la gardienne. Rosa déposa son présent bien en évidence au beau milieu de son étagère croulante de petites voitures et filles en 3D. Alors Bullfinch fut certaine de l’avoir satisfaite et virevolta vers Aves :
« On y va, voir ce film ?
– Avec grand plaisir, Bullfinch.
– On dit « beulfintch », « boulfinch » c’est dégueulasse. C’est la traaaadition tu comprends.
– Au fait Bull ! Bentley te cherchait et ce soir c’est Les lèvres rouges de Harry Kümel. Fin du bulletin météo. Bon film les filles ! »
Dans leur dos, Rosa avait parlé et elle scella le guichet de son box pour éconduire tout autre forme de conversation.
Impertinents, les yeux pétillants de Bullfinch piaillaient déjà :
« En avant ! C’est pas haut, c’est qu’au 63ème étage. »
Aves pouffa et lui emboîta le pas à grandes enjambées, décidée cette fois-ci à gagner la course.

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