Le parking, étage 63
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Typhoon Club

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Message par Admin Lun 10 Oct - 16:08

Ce soir était projeté Typhoon Club. Rosa avait récupéré une vieille imprimante 3D laser de 2038-2040 dans la encore plus vieille déchetterie à ciel ouvert de la banlieue sud. Un modèle chromé qui gardait toujours une cartouche d’alimentation de secours cachée dans la coque de la machine, elle s’en souvenait. Ses parents se l’était offerte quand elle avait 8 ans. La publicité de l’époque vantait les mérites de la nouvelle technologie comme suit : « Transformez vos vacances en figurines ultra-réalistes et partagez vos souvenirs avec votre famille ! En un rien de temps avec la FIG3SEC !!! ». Et pendant que la voix rapide expliquait les détails techniques qui rassureraient les novices,  le gouvernement érigeait la coupole en arrière-plan. Cette coupe renversée pleine de privilèges inaccessible aux gens qui s’apprêtaient à investir dans la FIG3SEC.
Cette raison même signait quasiment un an après la fin de la FIG3SEC. Elle était tombée en désuétude en même temps que les derniers potentiels lieux d’escapades avait fini de se transformer en décharges invivables et que, de touta façon, plus personne n’avait de quoi partir nulle part. Ni en dollars, ni en bitcoin, ni en bien-immobilier-avec-vue interchangeable contre un bien-immobilier-dans-cadre-boisé.
Le réseau de plastiline végétale liquide auquel on branchait ces machines pour les alimenter en matériau de base avait presque arrêté de fonctionner. Il se vidait peu à peu, partagé plus ou moins équitablement entre les réparateurs sans licence et fabricants low-cost de pièces détachées, les drogués, les chimistes en herbe qui y voyaient le combustible de l’avenir sans avoir de véhicule pour autant et les femmes qui étudiaient illégalement un nouveau prototype de préservatif anti-agression. Rosa ne connaissait pas trop les sous-cultures du monde du faux plastique mais elle était sûre que cette plastiline devait avoir des centaines d’usages récréatifs de la sorte.
Elle remit en route la machine, siphonna violemment la prise plastiline de son box avec une antique ventouse, en silicone, elle, et une goutte visqueuse et translucide suinta lentement. Ça donnerait sûrement un tas d’idées immondes à des hétéros pur beurre, à moins que ce soit elle que cette vision dégoûte au plus haut point. Elle se pressa de chasser ces fausses considérations sur le sperme en réfléchissant au peu de connaissances qu’elle avait sur la question et quelles informations elle pourrait réunir en convoquant toutes les lesbiennes qui venaient au parking. Elle encastra le tube de la FIG3SEC dans le mur, cette réunion n’aurait pas lieu. Jamais, elle espéra.
Son idée c’était d’imprimer en direct les filles à côté de leur voiture. Pour ça elle demanderait à chacune d’entre elles de faire marche arrière en arrivant. Elles devraient sortir de leur voiture, se laisser traverser par les gouttes et décoiffer par les vents violents, même déshabiller qui c’est. Elles repartiraient toutes après la séance avec une figurine pleine de fierté et d’intempéries, à leur effigie. Pour les plus impressionnantes, Rosa allait même pouvoir s’en faire une copie et redécorer une partie de son box.

22 heures sonna sur une montre électronique solaire scotchée au mur en guise d’horloge. Quand le système de batterie viendrait à merder, Rosa ne saurait plus jamais l’heure qu’il était. Et c’est pas avec les trois jours d’ensoleillement annuels que ça lui permettrait de remettre sur pied cette vieillerie. Elle attacha son bandana préféré autour de sa tête et serra d’un coup sec. Si elle voulait que les filles acceptent de se tremper jusqu’aux os pour un souvenir, il fallait qu’elle adopte une apparence forte, décidée et convaincante, un brin autoritaire mais tout de même amicale. Fallait jouer ce rôle, donc pourquoi pas celui de sa propre mère. Au moins ça lui viendrait naturellement. L’excitation, son bandana qui lui cintrait le front et l’orage dehors renforçaient le battement de ses tempes. Le tissu était rouge foncé et jaune vif, lumineux et ténébreux, comme un soleil couchant rassurant qui n’en reste pas moins annonciateur de la nuit noire. Elle enfila une chemise immense et délavée dont les motifs devaient représenter des plages il y a longtemps. Les motifs et les plages c’était passéiste, on lui avait fait remarqué, mais ça avait toujours un certain poids. Ça vous donnait de la prestance, comme si ces motifs prouvaient que vous aviez vous-mêmes connu les plages. Et ici, un tas de filles fantasmaient les ballades à fond en décapotable le long de dunes sans fin qui terminaient garées face à l’océan infini en bonne compagnie. Il fallait absolument proposer à Bentley une soirée Thelma & Louise.
Elle passa son jean fétiche et le boutonna jusqu’à la taille. Au dernier bouton, une Bx pila à un mètre de la barrière. Rosa sursauta et se retourna en même temps, ce qui donna à peu père le mouvement d’une ballerine de boîte à musique déglinguée après plusieurs déménagements. La Citroën était grise, unie. C’était toujours étrange de voir que des gens choisissaient encore le gris comme couleur pour accompagner leur quotidien. Ça présageait d’une personne stricte et froide avec une certaine force de décision.
Comme la fenêtre ne s’ouvrait pas, Rosa continua de considérer cet ancien modèle d’aérodynamique. En scrutant un peu mieux le capot et après avoir jeté un coup d’œil au miroir bombé qui la laissait voir la partie opposée de la voiture, elle distingua deux macarons sur la carrosserie.
Les deux autocollants disaient « My nam’s Nitro, don’t ask ». Se conformer aux instructions, Rosa détestait ça, mais elle se ravisa quand elle allait sourire dans son micro pour demander à la Bx quel était son prénom. Elle ne l’avait jamais vu et aucune des habituées ne lui en avait jamais parlé, elle s’appellerait donc Nitro. Les deux autocollants étaient des pastilles holographiques qui se paraient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sous les rayons blafards des néons grésillants de l’entrée du parking. Rosa changea un peu d’avis, la fille devait être un peu drôle bien que difficilement accessible.
Derrière les vitres teintées, Nitro observait le box à sa droite. Elle regardait cette femme qui ne cessait de regarder, elle, dans sa direction sans pouvoir croiser son regard pour autant. On aurait dit un documentaire animalier, un prémisse de duel entre deux lionnes séparées par deux couches de verre. Le premier mouvement serait décisif. Nitro avait un laisser-passer que lui avait glissé une grande femme d’environ 30 ans et un brin rentre dedans. Un bout de papier crystal déchiré, sûrement une enveloppe de l’administration. La texture était si reconnaissable : une parfaite inadéquation avec la plupart des encres fluides des stylos de base. La fille avait griffonné une adresse en précisant qu’il fallait pas s’attendre à du ciel bleu ni à une bande de hippies. Puis elle avait signé et dessiné une sorte de carré rempli de traits pour que Nitro ait pas de soucis à l’entrée apparemment. Nitro avait gardé le papier. Elle avait compris que d’une manière ou d’une autre, cette fille avait un lien avec la coupole même si elle avait pas l’air de trop l’assumer, qu’elle avait aussi une certaine maîtrise de la situation et qu’elle s’appelait Bentley. Par contre, la réflexion sur les hippies, elle avait pas saisi.
Rosa commença à s’impatienter, rien ne bougeait et ça la rendait nerveuse. Elle actionna le micro :
« Bonjour ! »
La vitre passager s’abaissa précipitamment et dévoila une tignasse noire pétrole encadrant le visage fin de Nitro dans la pénombre infectée de néons. L’intérieur de l’automobile était mat et propre et les sièges couverts d’un tissu un peu jacquard un peu trompe-l’œil croisant des couleurs comme le rouge vif et le jaune paille.
« Je crois que j’ai rendez-vous avec Bentley, articula rapidement Nitro qui sentait déjà son visage chauffer derrière ses joues sous le regard inquisiteur de la gardienne.
- Enchantée Nitro, moi c’est Rosa, pas Bentley, étant donné que tu peux me demander ?
- Excuse-moi, j’suis désolée, elle m’a juste donné une adresse, sans rien préciser, je sais pas pourquoi faire.
- Sans doute pour me faire chier ? »
Pourquoi Rosa posait ces questions rhétoriques ? Pour la mettre mal à l’aise ? La tester ? Nitro détourna les yeux du box et fixa son pare-brise un moment, se pencha vers la boîte à gants qu’elle entrouvrit, sortit une cigarette pré-roulée qui gisait là, tritura dans le fond pour attraper le briquet en plastique et alluma sa cigarette avant de finalement se rabattre dans son siège en aspirant une grande bouffée.
Elle avait toujours deux ou trois clopes prêtes dans la voiture de sorte qu’en de pareils cas où la gêne et le stress l’attaquaient par surprise elle pouvait se rabattre sur le tabac et soulager rapidement son esprit.
Rosa vit la vitre teintée remonter lentement et, aspiré à l’extérieur par appel d’air, un nuage de fumée évanescent s’échappa au moment où Nitro disparut complètement. Elle eu juste le temps d’apercevoir Nitro ouvrir la fenêtre côté volant pour expirer. Il commençait à faire humide dans l’entrée et dehors la pluie craqua le ciel. Elle s’avachit en grosses gouttes lourdes et gonflées tandis que la fumée qui sortait de la Bx stagnait autour de la voiture.
Au moment où Rosa observa une pointe d’énervement gratuit poindre en elle, elle s’apprêta à sortir de sa guérite afin d’expliquer à cette arrogante semi-naïve pourquoi elle ne mettrait pas une roue dans son parking. D’une part, Bentley s’était attribué un pouvoir décisionnel sur le passage de la barrière et dire que ça lui déplaisait était l’euphémisme d’un euphémisme. D’autre part, pour la simple raison qu’elle avait dû sortir de sa guérite justement, seul endroit protégé de l’humidité et donc de la transpiration.
Mais Nitro, après une dernière bouffée de courage et de tabac brûlant, ouvrit la portière d’un coup sec et se délogea du siège conducteur d’un mouvement fluide emprunt de la grâce de l’habitude et de la façon dont les gestes quotidiens, à force de répétition et d’optimisation, deviennent de minuscules chorégraphies expressives. Il y avait la rapidité et la détermination dans la vitesse de la portière. Il y avait des années de manutention qui lui avaient appris à positionner son corps afin d’éviter les blessures musculaires. Il y avait aussi les nombreuses heures à danser sur tous les rythmes, du tamouré à l’afro-trap en passant par le gabber et le rap indien, et parfois tous en même temps. Les actions les plus simples s’étaient trouvées transformées en autant d’occasions de se contorsionner selon la musique qui passaient sur les ondes de son cerveau au moment même.
À cet instant précis c’était plus Ennio Morricone que France Gall. Son corps avait quitté l’habitacle comme la vague qui lèche la digue avant de se retirer. Rosa qui avait entrouvert la porte garda la main vissée à la poignée, les yeux de Nitro plantés dans les siens. Plus aucune barrière de verre ou de parking ne les séparait, à part la voiture. Ces yeux noirs vus depuis le pas de sa porte ne défiaient pas Rosa mais emplissaient son ventre de méfiance mêlée de respect.
Le penchant dramatique que prenait la situation commençait à saouler Nitro et cette Rosa semblait peu prompte à lâcher cette poignée de porte. Nitro allait pas camper derrière sa voiture toute la nuit. Elle démêlait ce jeu de postures grotesque ou elle allait se casser et tant pis pour la fille-crystal. Elle décida de se rassembler et d’essayer l’urgence et la fermeté, et même peut-être un peu de mystère :
« Je dois rejoindre Bentley ok ? Si tu veux une explication, j’ai ce morceau de papier-crystal signé de sa main, t’as qu’à venir avec moi. Si ça te fais chier de me laisser passer, je peux comprendre, mais j’aimerais bien savoir ce que ce putain de papier peut bien signifier, tu vois ? Et le seul moyen de le savoir c’est de venir à l’heure au rendez-vous auquel elle m’a convié pour lui parler en personne ! 
- Bouge pas, ordonna calmement Rosa avant de disparaître dans son box. »
Pour une réaction, elle était vraiment aussi terrifiante qu’inattendue et Nitro avait du mal à analyser ce qui l’attendait : un flingue et une balle, un arc et une flèche fusant vers sa tête, une poupée gonflable avec « Bentley » écrit en énorme sur un badge ?
Avant de terminer cette liste a priori infinie, elle se fit éblouir par un flash surpuissant qui l’aveugla les trois minutes qui suivirent. Le temps de réadapter ses pupilles à l’ambiance tamisée fut assez long pour que son attention se focalise sur un cliquetis régulier qui ronronnait derrière la vitre embuée de Rosa. Cette dernière s’était rassise à son comptoir, un sourire béant au lèvres. Le haut-parleur racla l’air pesant dans un bruit presque strident et la voix de Rosa retentit, enjouée à présent :
« Vas-y, monte ! Et si tu vois Bentley, ce qui risque d’arriver, ajouta-t-elle plus bas, dis-lui qu’elle me tape sur le système et elle a intérêt à descendre sous peu. Avant de lancer le film. Tu lui feras un bisou de ma part ? » et elle conclut par un clin d’œil.
Merde avec ces questions…Nitro hocha quand même la tête décontenancée et plutôt volontaire à ne pas froisser une fois de plus la reine des lieux. Elle se glissa dans la Citroën tandis que la-dite barrière, comme dernier obstacle, s’élevait déjà dans les cieux poussiéreux et gras du plafond bas. Elle démarra.
« Etage 63 ! Ça c’est pas marqué sur ton petit papier non !? » beugla Rosa en guise de sommation.
Le gris de la carrosserie fonça se fondre dans le dédale de piliers de béton du rez-de-chaussée.
Rosa se gossa deux secondes, se détourna de sa vitre et posta son siège à roulette et elle-même devant la FIG3SEC d’un coup de talon énergiquement dosé contre le pied de son comptoir. La figurine de Nitro accoudée derrière sa Bx avec ses yeux perçants le fond des rétines de Rosa était presque finie d’imprimer. Il manquait le haut du crâne. Un moment Rosa hésita à jeter un coup d’œil à l’intérieur de la tête. Mais c’était juste une figurine, et juste une imprimante, elle le savait pertinemment. En espérant de cette chieuse de Bentley ne ferait pas fuir le jour même cette fille froide et craintive, elle recula dans son fauteuil et attrapa un soda sur le rebord de l’étagère réfrigérée. « Le pschittt à l’ouverture est votre garantie » disait le bouchon quand elle le décapsula et que l’imprimante apposait le dernier point de plastiline au sommet de la crinière de Nitro.
Rosa se sentit alors parfaitement satisfaite d’avoir réveillé la FIG3SEC et son sens de la dramaturgie le même jour.

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